An Interview

Benoît Delbecq (I) (français)

Benoît Delbecq parle au suject de « Phonetics »

Cette interview a été conduite par email en Octobre 2004 par Tony Reif, directeur artistique de Songlines (Vancouver).

TR : C’est la première fois que tu travailles avec des Américains dans ton orchestre (à part Michael Moore qui vit à Amsterdam). N’est-ce pas aussi la première fois que tu travailles avec un batteur Africain, avec un violoniste alto ? Qu’est ce qui t’as amené à monter ce groupe avec une telle instrumentation ? Pourquoi ces musiciens et quels concepts avais-tu quand tu as commencé à écrire pour le groupe ?

BD : Ce qui est réjouissant avec la scène du jazz créatif, c’est qu’elle n’a pas de frontières ; ainsi tout musicien un tant soit peu curieux peut connaître assez bien ce qui se passe dans le monde, dans certains festivals, sur certains labels par exemple. Il y a aussi des radios sur l’Internet comme WNUR à Chicago par exemple.

J’avais envie de provoquer une rencontre entre des musiciens que je connaissais de différentes scènes, l’Europe rencontre l’Amérique du Nord qui rencontre l’Afrique. Je connaissais des travaux de tous et j’avais très envie d’écrire et jouer avec eux.

En 1994, j’ai tourné en Afrique Centrale avec Emile, le trompettiste parisien Serge Adam et le bassiste camerounais André Nkouaga (le groupe formé à Libreville au Gabon s’appellait Jazz Mic Mac) , et je voulais reprendre le jeu avec lui lorsqu’il a pu s’installer en France il y a peu. C’est un batteur fantastique qui a un son splendide et dont l’approche de la batterie est un mélange savant de rythmes de son village natal au Congo-Brazzaville et de la batterie dite « de jazz ». Il dit que, pour lui « les cymbales, c’est l’air, la grosse caisse, c’est la terre, et la caisse claire, c’est la parole ». Emile est le fondateur et directeur des « Tambours de Brazzaville », groupe de musique et danse inspiré de sa tradition congolaise.

J’avais entendu Oene jouer le violon alto dans le groupe Néerlandais « Bite the Gnaze » à Groningen en 2001, et en l’écoutant j’avais envie de l’inviter. Il a une bonne pratique de la musique classique indienne qui le tient à une certaine distance du jazz post-bop, il joue aussi si bien les mélodies orientales, et il a une ornementation magnifique. Pour Mark Turner, j’avais d’abord entendu parler de lui en des termes élogieux par des amis comme Guillaume Orti, Ethan Iverson, Chander Sardjoe, Kris Defoort… N’ayant pas pu malheureusement l’entendre en public avant d’écrire pour lui, j’ai écouté attentivement plusieurs de ses disques, en sideman ou leader. Il a une fluidité époustouflante dont se dégage une chaleur et une invention intenses. Ethan et d’autres ensuite m’ont encouragé à le contacter.

Une fois la disponibilité de ces musiciens acquise, j’ai proposé le projet à Mark Helias que j’admire beaucoup (entre autres nombreux disques de lui, le disque « Chicotoumi » du trio avec Fred Hersch et Michael Moore est un de mes disques de chevet) et il était libre ! J’avais aussi dans l’idée qu’Emile et lui allait vivre une belle rencontre au sein de la rythmique. Il y a un petit quelque chose d’Ed Blackwell dans le jeu d’Emile – et Mark a joué avec Ed pendant tant d’années. J’avais du mal à imaginer que cela ne marche pas, mais certes cela reste toujours risqué.

Mais je pouvais donc enfin imaginer l’orchestre mentalement. Quand j’ai commencé à écrire, j’avais un son dans les oreilles et le travail a été en quelque sorte de le réveler, sachant que nous n’avions que peu de temps (deux jours) pour répèter avant le concert-première de Strasbourg, soit quelques jours avant les séances en studio. Durant l’été qui a précédé le projet Emile et moi nous sommes vu à plusieurs reprises pendant plusieurs jours pour chercher des façons de jouer très rythmiques mais très libres en même temps, et plusieurs des compositions sont nées de ces répétitions. D’autres ont été inspirées par les différentes teintes que je pouvais obtenir de l’instrumentation et du son des musiciens, mais aussi par les différentes voies que j’avais envie d’explorer collectivement. Les sons mêlés d’alto et de ténor étaient un peu la clé du groupe mais je ne voulais pas tout nécessairement centrer sur ces instruments, et je ne souhaitais pas que l’ensemble sonne comme trop arrangé.

Par exemple, pour « Pointe de la Courte Dune », j’ai une mélodie assez elliptique écrite pour le piano et l’alto, sur laquelle les deux Mark improvisent d’abord librement. Emile vient hanter cette ensemble par un beat inspiré du High-life, et y attire finalement le piano et la contrebasse… Mark T continue au dessus de cela et ferme le morceau avec Oene.

Pour « Multikulta » (« Kulta » siginfie l’Or en Finnois), c’est un tissu rythmique strict qui strie la composition mais j’étais curieux de laisser batterie et contrebasse le faire muter intuitivement durant le solo d’Oene à l’alto.

« Au Louvre » est une réelle mutation d’un de mes morceaux écrit en 1990 pour Kartet, « Maat » En visitant le Musée du Louvre avec mon fils aîné quelques mois avant le projet du Unit, je me suis replongé dans l’Egypte antique et ses architectures où tout est proportion, mais avec une vision différente de celle que j’avais pu en avoir treize ans avant : la ligne de basse est restée mais s’est vue allongée de quelques notes. J’adore me recycler – parfois je maquille le matériau, parfois je l’affirme comme tel. Chaque phrase du thème commence à un endroit différent du cycle, à l’africaine en quelque sorte – Emile y construit des micro-formes rythmiques, il fait ainsi rebondir la ligne de basse sous de multiples axes comme je lui avait proposé, un peu comme un objet réel que l’on tourne dans sa main pour mieux l’observer ou l’expliquer…Le premier temps ou accent de la mesure n’est pas la hierarchie imposée – on observera qu’Emile ne joue jamais vraiment la cymbale crash comme marquage d’une hiérarchie rythmique, c’est si élégant!

Les mathématiques fractales, basées sur les réitérations de nombres dits « complexes » (qui contiennent une partie réelle et une partie imaginaire) sont une source de réflexion dans mon travail, et ce depuis longtemps. Lorsque j’écris, à la table, j’observe le comportement de certaines formes mais je ne les laisse jamais dans leur forme d’origine. Que l’imagination puisse venir modifier la perception de quelque chose de réel comme une ligne de basse imposée est un phénomène qui me fascine, un peu comme celui de l’oeil qui se trompe sur le sens de rotation d’une roue au cinéma à 24 images par seconde… Alors je pars toujours de quelque chose d’assez simple pour ensuite en « cacher les coutures » dans la deuxième phase d’écriture (c’est une expression de mon ami percussioniste Philippe Foch). J’ai la même démarche mélodiquement ou harmoniquement d’ailleurs. Ce qu’il me reste au final dans ce que je transmet aux musiciens, c’est le résultat d’un cheminement de l’écriture, et cela représente parfois seulement cinq pour cent de ce que j’ai effectivement couché sur du papier. Parfois moins encore. Mais c’est nourri de tout ce cheminement et du coup c’est peut-être pour cela que j’explique ensuite le principe de chaque pièce assez facilement, me semble t’il.

Ce sont des démarches que j’admire dans la littérature, la possibilité de recyclage/démontage-remontage d’une idée ou d’une vision des choses. Bien sûr je pense à l’écrivain et ami Olivier Cadiot que je relis sans cesse. Il est pour moi une grande exemple d’inspiration et un exemple de construction ultra-élaborée et ultra-vivante à la fois. J’attends son prochain livre avec impatience. Autre exemple, certes tout à fait différent, « Mémoires d’Hadrien » de Marguerite Yourcenar représente aussi pour moi un exemple d’idée d’un époustouflant bricolage historico-littéraire poussée à fond. Je tente cela à chaque fois quand j’écris ou travaille mon instrument, toutes proportions gardées, car je ne fais que de la musique, et je ne manipule pas de signifiant.

TR : En comparaison avec Delbecq 5 « Pursuit », où le sampling in situ (qui utilise le microphone), était présent sur nombre de morceaux, couchant une sorte d’écho/mémoire fantômatique sur le jeu, ce disque utilise seulement une touche subtile de sampling direct et sur un seul morceau. Je pense que tu as aussi beaucoup utilisé le « live sampling » dans ton duo avec le percussioniste Steve Argüelles « Ambitronix ». Avais-tu envisagé plus d’électronique dans Phonetics ? Pourquoi revenir à une approche plus acoustique ?

BD : Mon autre quintet Delbecq 5 avec Michael Moore, François Houle et Jean-Jacques Avenel y fait entendre Steve Argüelles à la batterie et l’électronique (c’est lui qui manipule le micro et les transformations électroniques), et je souhaite approfondir ce travail avec Delbecq 5, travail très lié à l’intuition de Steve. Cet orchestre est toujours en activité, loin de moi l’idée d’y renoncer, mais il est difficile de faire travailler un orchestre qui ne fais pas « l’actualité ».

Pour le Unit, je souhaitais ne jouer qu’acoustique, avec une petite touche d’électronique seulement. J’avais un morceau « 4MalW » (pour Mal Waldron, aujourd’hui je pense aussi à Steve Lacy disparu si vite) qui fonctionnait ainsi, et n’en avoir qu’un pouvait venir colorer le set à un moment donné. C’est un morceau assez habité et il contient de la nostalgie, mon jeu y montre l’influence que Mal a eu sur moi. Ici je n’ai pas utilisé le microphone en direct, j’ai pré-enregistré aux répétitions le tutti du thème ainsi qu’une introduction de l’alto, des fragments de solos de contrebasse, et les accords imposés du piano. J’ai pu ensuite déclencher ces bouts de mémoire en cours de morceau. Ce que j’aime avec les samples c’est qu’ils jouent des tours à notre mémoire, ils conduisent ailleurs la relation que l’on a avec ce qui est joué ou va être joué.

Ambitronix est totalement improvisé, l’utilisation de samples et de boucles y est au premier plan, c’est le materiau avec lequel on construit toute notre musique. Pour le Unit je souhaitais que le groupe trouve sa propre façon de tisser collectivement avec une forte conscience du timbre : je cherche avant tout un son, une attitude d’oreille pour chaque morceau, la forme comme idée centrale d’un morceau arrive comme une conséquence de l’idée et ne se place pas au premier plan de ma recherche, en tout cas elle disparaît rapidement au cours de l’écriture, j’y injecte des élements qui rompent la mécanique d’un processus calculatoire par exemple, que ce soit du point de vue des intervalles, des accents, des rythmiques ou du timbre lui-même.

TR : Ces dix dernières années ou plus tu as développé une façon reconnaissable de préparer le piano ainsi qu’un langage d’improvisation sophistiqué qui incorpore des préparations dans ton jeu, que j’imagine influencé initialement par John Cage mais qui a adapté les préparations à une approche improvisée. Le sujet est vaste, mais pourrais-tu nous parler de l’utilisation des préparations sur ce disque en comparaison de Pursuit et ton solo Nu-Turn ? Quelles stratégies (rythmiques, mélodiques, de son etc.) utilises-tu, et en particulier comment incorpores-tu les préparations quand tu improvises ? Crées-tu au fur et à mesure du jeu de nouvelles combinaisons préparées/non préparées ? Essaies-tu de te surprendre en concert avec des préparations inhabituelles ?

BD : En vérité, lorques j’étais enfant je m’étais fabriqué un petit marteau en feutrine pour jouer dans les cordes du piano droit familial. Mais je n’en faisais pas grand chose je crois. Je jouais de la batterie aussi, je n’ai jamais pu en acquérir une à l’époque, mais j’aime toujours en jouer. J’ai commencé de préparer le piano plus précisément un peu avant ma découverte des Sonates et Interludes de John Cage qui a été un vrai choc, vers 1989 je crois. Ensuite, Steve Lacy m’a fait connaître les travaux d’Henry Cowell, le prof d’écriture de John Cage. 1918. Incroyable !

Alors j’ai voulu chercher à développer en « colorant » les possibilités polyrythmiques que pouvaient déceler un piano et dix doigts. Plus récemment, la préparation de mon disque solo Nu-Turn en 2001 a été pour moi une nouvelle plongée dans ce travail que j’avais bien amorcé, surtout en groupe. Chaque morceau est une sorte d’étude sur une matrice à plusieurs dimensions que l’on peut comparer à un tissu en train de se faire fabriquer, avec des règles qui semblent mystérieuses (et qui le sont ou non d’ailleurs), comme pour la fabrication de tissus Kuba (les ntshaks du Zaïre) où des motifs sont cousus sur des trames mystérieuses.

En groupe, je souhaite laisser de l’espace pour que les gars improvisent : accompagner avec des sons préparés permet à la musique de sonner très ouverte harmoniquement, et me place avec un autre axe au sein la rythmique. L’utilisation du piano préparé permet aussi à mon esprit de s’échapper du piano en quelque sorte, et cela peut amener à de rares mélanges avec, par exemple, l’alto en pizzicato, ou les tablas (avec le groupe Les Amants de Juliette). Dans Pursuit, je n’avais souhaité que très peu préparer le piano, laissant la partie « préparée » à Steve et son électronique. Dans Phonetics, j’en joue un peu plus.

Dans « Le même jour », il s’agit pour moi au piano d’un cycle très long qui fonctionne avec un maillage au piano partiellement préparé, mais au sein duquel il n’y a pas d’accentuation imposée au groupe – le premier temps de la mesure n’a pas pour fonction d’imposer un sens à l’écoute. Emile et Mark H me suivent intuitivement Les doigtés et l’implantation des préparations étaient assez récentes pour moi mais j’avais pas mal répété.

Le problème avec les sons nos intentionnels (issus des objets placés aléatoirement telle la fameuse balle de ping-pong) est… qu’on ne sait pas à l’avance comment ils vont sonner. Or, dans ce que je fais j’ai besoin de connaître la palette dont je dispose – et le moment ou je prépare le piano est très important, c’est le moment où j’imprime les timbres dans ma mémoire. Je m’intéresse à jouer les préparations en tissages, assez mathématiquement. Cela reste assez rudimentaire, mais cela contribue à créer des relations de proportion dans la rythmique, une sorte de vie intérieure, des figures mesurées jouées à des endroits libres tout en appartenant à des réseaux rythmiques superposés. Je n’utilise pas les mêmes outils pour chaque morceau, et chaque morceau tente un caractère de jeu différent pour tout le monde.

Dans ce répertoire de Phonetics, il n’y a finalement pas énormément de piano préparé – pour Yompa, qui est dédié à Guillaume Orti, hormis l’introduction où mes deux mains jouent des sons préparés, ma main gauche joue une boucle en 12/8 parfois rejointe par la main droite qui vient la faire muter. Ceci étant, il m’arrive souvent, en cours de jeu, de modifier des préparations ou d’en ajouter au gré de ce que j’ai envie d’entendre, c’est alors très intuitif.

TR : Ta musique a une signature « mélodique-harmonique » reconnaissable. Tu as été parfois comparé à Paul Bley, peut-être à cause d’une similarité perceptible dans le chromatisme, et la qualité introvertie, flottante de ta musique. Cependant je crois savoir que tu n’étais pas familier de la musique de Bley au départ. Tu as parlé des oeuvres pour piano de Ligeti comme source d’inspiration. Quel ont été les influences qui t’ont construit ?

BD : Paul a bien sûr eu une grande influence sur moi, tout autant qu’Abdullah Ibrahim et Mal Waldron dans un premier temps. Mais Mal, alors que j’avais peut-être 17 ans, est le premier à m’avoir dit, après avoir entendu un enregistrement de moi dans lequel je jouais « Round about midnight » dans une version avec quelques préparations et un éclatement dans le temps de la forme harmonique : « I like that, Benoît, you should do this with your music ». Dès lors j’ai toujours écrit. Ce n’est pas rien de sa part. Il savait combien j’étais impressionné par son jeu, par son histoire et son charisme. Aujourd’hui tout pour moi me semble venir de cette phrase. Bizarrement j’étais alors dans les standards mais aussi la free music que je pratiquais avec bonheur dans le Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva, je ne mettais pas de hiérarchie entre harmonie diatonique et harmonie libertaire ! C’est resté ainsi, d’ailleurs.

A la même époque j’ai tenté de rencontrer Abdullah Ibrahim après un concert, mais visiblement cela ne l’intéressait pas du tout de me transmettre voire même de discuter un peu – pour lui je devais n’être qu’un petit blanc-bec de banlieue, et je n’en ai pas fait un fromage. Il m’avait répondu «Je n’enseigne pas. Je suis un travailleur culturel pour l’Afrique du Sud » (c’était bien avant la libération de Mandela ). Du coup j’ai usé mes vinyls de lui, en particulier « Anthem for the new nations », ainsi que « Children of Africa ».

J’aime l’oreille de Paul Bley, son pouls et son toucher. Alors que j’ai connu la musique d’Abdullah et celle de Mal dès l’âge de 16-17 ans soit vers 1983, je n’ai connu la musique de Paul que deux-trois années plus tard. Mon premier disque de lui a été celui avec Rollins et Hawkins ! Je n’en revenais pas. Ensuite, j’ai trouvé celui avec John Gilmore, Paul Motian… un choc. Puis Floater et tout ça, et puis avec Giuffre et Swallow. Que de faces magnifiques ! Le jazz de la génération apparue dans les années 80, hormis le quintet de Dave Holland et Steve Coleman, ne m’intéressait pas du tout.

De ma banlieue parisienne j’allais écouter Steve Lacy (souvent, car il jouait alors beaucoup à Paris où il vivait), Braxton, Holland, Ornette, Steve Coleman, Don Pullen, Paul Bley bien sûr. Quand j’ai commencé à faire de la musique sérieusement j’étais à fond dans Cecil Taylor. L’enseignement que je recevais d’Alan Silva qui a été le bassiste de Cecil m’ouvrait des tas de portes esthétiques… Je m’intéressais énormément à la musique contemporaine, au théâtre, au cinéma, à la danse contemporaine, mais aussi aux musiques traditionnelles, je m’initiais à la composition avec Solange Ancona au Conservatoire de Versailles, une passionante élève de Messiaen, et étudiais la musique écrite pour piano avec Georges Delvallée. Aussi, j’ai suivi quelques cours d’harmonie diatonique avec Bernard Maury, un proche de Bill Evans (le pianiste). Je buvais tout ce qui me titillait les oreilles : Ligeti, Berio, Donatoni, Bartok, Webern, Gesualdo, Varèse, Boulez, Huber… pour en citer quelques-uns. J’étais abonné aux nombreux concerts de l’IRCAM, et enregistrais des tas de premières exécutions publiques d’oeuvres contemporaines à la radio…

Francis Jacob, le frère aîné musicien de la comédienne Irène Jacob a été très marquant pour moi aussi. Nous étions voisins, et, vers 1987, il m’a montré une rigueur qui m’était nécessaire alors. Il vit à NYC depuis longtemps et joue là-bas tout en exerçant le métier de prof de français. C’est un merveilleux guitariste. On écoutait plein de trucs ensemble, Miles bien sûr aussi que je n’ai pas cité et qui reste au tout premier plan. Je me suis mis alors à étudier sérieusement d’autres immenses musiciens comme Monk, Bud Powell, Herbie Hancock, Trane, Ornette… des musiciens que j’admirais, au langage si distinct et à l’univers si fort.

Le compositeur David Lacroix et moi avons passé des nuits à discuter de la relation entre écriture et improvisation, je lui dois d’avoir commencé à réfléchir à ces choses à l’adolescence. Puis j’ai rencontré successivement Guillaume Orti (en 1989), Steve Argüelles qui était de la scène de Londres (en 1990), je suis allé à deux reprises au Jazz Workshop de Banff où j’ai rencontré plein de fantastiques musiciens qui m’ont marqués aussi et je continue à suivre leur évolution et/ou jouer avec eux (Jorrit Dykstra par exemple). Ensuite, Noël Akchoté, François Houle… A partir de là, depuis 1992 environ, nous avons avancé tous ensemble en quelque sorte, nous sommes devenus une sorte de famille. Ce que j’aime en musique ce sont de forts accents dans des langages fluides…prenez Marc Ducret, par exemple, lui m’inspire aussi ! Ainsi j’apprends aussi énormément des musiciens avec qui j’ai la chance de jouer, chacun d’eux ayant leur propre attitude d’oreille, un caractère musical bien trempé. Les « Etudes pour Piano » de György Ligeti ont certes aussi représenté un tournant dans mon travail : elles font entendre des tas de micro mouvements articulés d’où en résulte une sorte de chaos élégant…c’est une musique magnifique et si subtile, j’ai passé beaucoup de temps au piano à essayer de jouer ces Etudes correctement. Et il y en a de plus récentes que j’ai à peine regardées !

TR : Au delà des musiques contemporaines écrites tu as aussi regardé en profondeur dans la musique Africaine, en particulier les ryhthmes pygmées. Ta métaphore pour la construction et l’interaction polyrythmique de fragments rythmiques est le « tissage », ce qui me suggère le mouvement d’habits africains dans la danse… cette métaphore t’aurais t’elle servi pour les membres du groupe ? Comment as-tu développé l’esthétique du groupe ?

BD : J’utilise le piano préparé pour essayer de créer une impression de chaos stabilisé, des superpositions qui mélangent cycles et divisions du temps, de façon la plus vivante que possible. La découverte de tissages traditionnels d’Afrique centrale au Musée Dapper à Paris, puis en Afrique, m’a révélé une curiosité aïgue pour tenter de révéler de façon musicale l’idée de tissage…strié et/ou lisse (je pense à Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, un livre très « constructeur » pour moi, qui m’avait été offert… par un élève !). Parallèlement, l’écoute des Pygmées Aka vers 1989 plus Ligeti et Cage etc. a catalysé ce type de recherche au piano. D’ailleurs, Gyorgy Ligeti affectionne le mot tissage m’a t’on dit. Lukas son fils a une démarche d’écriture qui va dans cette direction aussi, j’aime beaucoup ce qu’il écrit.

Certains effets de « polyvitesses » peuvent déclencher des impressions d’absence et de présence du temps. Cela résulte de l’assemblage de petites formes « sensibles » qui laissent la musique ouverte à des éléments harmoniques non verticaux, car résultants d’incréments à plusieurs voix. Cela laisse la place aussi à la mélodie des timbres et des registres. Cela peut-être assez magique et je remarque que certaines combinaisons arythmétiques ont des vertus sensorielles propres. Je ne fais pas tout ça dans un but scientifique, et je laisse le soin de l’analyse du phénomène à des chercheurs comme Gilbert Rouget qui a travaillé en profondeur sur la musique et la transe. Bien sûr Emile connaît bien ça dans mes travaux, il a ça dans sa culture, lui ! Pour Oene et Mark T, ce sont des phénomènes très familiers aussi et je pense que Mark H les possède intuitivement dans son écoute et sa façon de se placer.

Je reste au fond un peu cousin de l’Oulipo, ce groupe littéraire et mathématique qui aime à se donner des contraintes pour développer le muscle de la créativité orientée (exemple le plus « simple », « La disparition », livre de Georges Pérec qui ne contient aucune lettre « e »).
Aussi j’essaie d’être précis dans les métaphores utilisées pour décrire et transmettre une idée de morceau aux musiciens, car les métaphores sont un moyen de transmettre des idées tout en permettant le détachement du contexte musicologique proprement dit. Elle contribuent à ne pas mettre en avant une technique. En ne parlant pas « musique », on peut apporter beaucoup. C’est la même chose quand on décrit un bon vin.

Mais ta métaphore de « mouvement d’habits africains dans la danse » me plaît énormément – et si on disait que les motifs imprimés sur les vêtements en question venaient muter au cours de la danse, et la lumière aussi ?

TR : Ce disque a été mixé en multi-channel ainsi qu’en stéréo. Tu t’es intéressé au multi channel de même qu’au DSD depuis plusieurs années, et « Into white », qui conclut l’album Nu Turn, a été élaboré et mixé en 6 canaux (avec un canal pour haut-parleur au plafond). En dehors de la fidélité amplifiée du son haute-définition et la possibilité de localiser des lignes mélodiques plus clairement avec un espace tri-dimensionnel, quelle approche avez-vous eu avec l’ingénieur Thierry Balasse pour la version 5.0 ?

BD : J’ai toujours suivi les innovations technologiques qui pouvaient améliorer la qualité de l’enregistrement et la restitution du son. Entendre le SACD la première fois a été un sérieux choc sensoriel pour moi et en conséquence nous avons enregistré Nu Turn, mon disque au piano solo, dans ce format, à Vancouver, avec le matériel prêté par SONY. Pour le Unit nous avons finalement enregistré en 24bits / 96 kHz et non en DSD car la machine n’avait que 8 pistes… mais on l’a mixé vers le DSD ! – pour la version à 5 canaux nous avons choisi l’option de placer l’orchestre dans une salle fictive à la meilleure sonorité possible. Pas d’instrument « placé » derrière etc. Aussi la reverb’ TC 6000 nous a été précieuse. Le mixage a été un travail passionnant lui aussi.

TR : Quels sont les projets avec le Unit ?

BD : Des options se posent peu à peu. Ce n’est pas simple vu la « géographie » et la disponibilité des membres de l’orchestre. Deux vivent en France, deux aux USA, un aux Pays-Bas – comme je le disais plus tôt, j’ai le même problème avec Delbecq 5 mon autre quintet. Ce sont mes oreilles qui ont guidé le choix de ces musiciens-là et seulement mes oreilles – je préfère moins jouer que jouer dans des orchestres de circonstances montés pour une stratégie commerciale. Avec le Unit on devrait rejouer cet été à Vancouver et ensuite j’espère le Benelux, et une tournée US est en projet pour 2006. Hélas la scène demande des « évènements » . Quand on est parisien, il est même devenu quasiment impossible de jouer en club à Paris si l’on ne publie pas un disque, une compilation ou autre « évènement ». C’est absurde et cela n’a rien à voir avec la musique. Mais on connaît la chanson.